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UNE LEGENDE À LA RUE

Le pays fantôme de Sara

Janvier 2013,  le triple assassinat de la rue Lafayette : 3 kurdes, 3 femmes assassinées pour leurs convictions, pour leur combat. Dans un appartement parisien :  2 femmes, Florence Huige, comédienne et metteure en scène et son amie Samia regardent ce drame à la télévision. Parmi les victimes, une femme aux cheveux orange vif, elles la reconnaissent : c’est Sakine Cansiz, membre fondatrice du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), de son nom de combattante Sara. Elles l’ont rencontrée 14 mois plus tôt au coin d’une rue, esseulée, fatiguée, intriguée avec sa valise et son sac en plastique remplis de ce qu’il reste de sa vie. Elle leur parle du danger qu’elle court, de ce monde qui vacille, les met en garde… Cette rencontre inhabituelle aurait pu rester dans l’oubli s’il n’y avait pas eu ce terrible assassinat. Alors Florence Huige va enquêter, s’interroger et interroger les autres… Qui est réellement cette femme, quel est ce peuple kurde ? Quelle peut être son histoire ? Quel lien entre cette femme à la rue et cette femme retrouvée morte dans un salon ? Ces questionnements et le fantôme de Sara qui la hantent désormais vont emmener Florence Huige jusque sur un plateau de Théâtre pour partager comme une nécessité absolue la fabuleuse et tragique histoire de cette légende à la rue et tenter de lui « redonner son identité »…

Mais la proposition que va nous faire Florence Huige va aller bien au-delà. Elle va invoquer la figure de Sakine à travers trois grands mouvements, trois phases, trois parties découpées de manière intelligente pour dévoiler subtilement les mystères qui entourent cette femme aux cheveux de feu…

D’abord cette rencontre dans la rue où Florence et Samia croisent pour la première fois le regard de Sara blottie dans un coin comme une SDF serrant ses affaires et surveillant les alentours. Florence Huige, seule sur scène, va alors nous dépeindre la situation en interprétant ces trois femmes tour à tour avec une grand justesse, de l’humour, une indispensable distance qui vont permettre au spectateur d’être en haleine et de le plonger littéralement dans l’histoire.

Florence Huige captive son auditoire d’emblée nous faisant nous poser des questions tout comme elle sur cette femme étrange qui par sa parole avance et recule, se méfie et interpelle. Par une mise en scène simple et efficace, percutante, nous nous accrochons au récit comme un enfant avide de connaître la suite d’un conte.

Et puis quelques mois après, arrive la nouvelle : la mort tragique de Sakine dans tous les journaux. Une hallucinante révélation pour Florence et Samia, un nouveau chapitre s’ouvre. Florence ne peut rester inerte devant cette terrible découverte. Elle veut savoir, elle doit savoir comme un devoir essentiel pour la mémoire de cette femme. Des bribes de conservation lui reviennent alors et elle tente de tisser le lien entre la fameuse rencontre et l’événement tragique. Les questions fusent, l’enquête commence…

Et c’est fabuleusement magistral la manière dont le personnage de Florence nous embarque ; nous devenons des enquêteurs nous aussi, suspendus à ses lèvres, nous voulons connaître la vérité et nous apprenons des choses stupéfiantes ! Chaque indice dans l’interprétation fine de Florence Huige devient une madeleine de Proust ! Jamais dans le pathos, toujours avec humanité et parfois même avec légèreté, Florence Huige parvient à faire remonter à la surface des sujets douloureux sur le peuple kurde, évoque ses traditions, sa culture, son effacement de la carte géographique du monde. Elle met savamment en lumière le rôle incroyable des femmes kurdes égales aux hommes dans leurs droits. Et bien évidemment, elle met en exergue le courage de Sakine-Sara qui est devenu sous nos yeux une héroïne, une combattante, une légende…

C’est à une double métamorphose que nous assistons : celle de Sakine que nous comprenons enfin et celle de Florence à jamais bouleversé intérieurement par cette quête existentielle. C’est sublime. Mais tout a un prix. Sakine déjà privée d’un pays fantôme, le Kurdistan qui ne voit jamais le jour, est désormais privée de son enveloppe charnelle et va hanter l’appartement de Florence. Cette dernière ne pense qu’à elle et a un mal fou à s’en défaire. Elle la laisse entrer en elle comme pour la posséder ou peut-être est-ce Florence qui est allé trop loin dans son esprit. Elle se confondent l’une l’autre pour ne faire qu’une. La grand ingéniosité de la dramaturgie  est de terminer ce spectacle avec cette troisième partie inattendue, bouleversante presque surnaturelle où la figure du fantôme est si justement invoquée.

Alors pour probablement conjurer le sort et s’exorciser de cette situation, Florence Huige avait besoin d’écrire ce spectacle, de le jouer et de le dévoiler au monde. C’est extraordinaire car il est hors de l’ordinaire. Et c’est plus que nécessaire lorsqu’on sait à quel point le peuple kurde souffre encore et encore. L’actualité récente le prouve malheureusement avec le triple assassinat de la rue d’Enghien en décembre dernier venant rappeler celui où Sakine perdit la vie. Et puis tout récemment le tremblement de terre aux endroits même où aurait du naître le Kurdistan, il y à un siècle déjà…

Quel courage, quel hommage, quel force apporte ce formidable seul en scène. Grâce à ce récit poignant, à cette humilité touchante et à son abnégation Florence Huige redonne à la femme aux cheveux orange vif son identité. Sakine est peut-être morte mais Sara la combattante est bel et bien vivante. Et cette légende qui n’est plus à la rue vous attend urgemment à la Comédie Nation. Courez-y !

Une légende à la rue
De et avec Florence Huige
Mise en scène : Morgane Lombard / Lumières : Maurice Fouilhé / Musique : Issa Hassan / Son : Florent Lavallée / Scénographie : Charlotte Villermet – / Costumes : Dominique Rocher

Du lundi 20 février au samedi 4 mars 2023
Lundi 20 février à 20h dans le cadre des rendez-vous de la Nation. La représentation sera suivie d’un débat.
Puis  jeudi 23 février à 21h, samedi 25 février à 21h , jeudi 2 mars à 21h et samedi 4 mars à 21h

Comédie Nation
77 rue de Montreuil Paris 11ème
Métro : Nation (lignes 9, 1, 2, 6 ) / Rue des Boulets (ligne 9) / Faidherbe Chaligny (ligne 8)
Réservations : 01 48 05 52 44 / reservation@comedienation.com ou ici 

Théâtre ALEPH : les jeudis et vendredis 13, 14, 20 et 21 avril 2023
30 Rue Christophe Colomb, 94200 Ivry-sur-Seine
Tél : 01 46 70 56 85

Crédit Photo : Caroline Bottaro

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