et moi et le silence

ET MOI ET LE SILENCE

Nous et ce silence…

Depuis Soudain l’été dernier de Tennessee Williams, créé en 2009, la compagnie RL (René Loyon) n’avait pas monté d’auteur américain. Ou plutôt si, un peu en quelque sorte, par l’intermédiaire du festival Traduire/Transmettre proposé depuis plusieurs années au Théâtre de l’Atalante et avec lequel la compagnie RL est activement associée. Le but de cet événement : mettre à l’honneur la traduction et les traducteurs d’oeuvres théâtrales classiques méconnues ou contemporaines et s’interroger sur les problématiques de la traduction théâtrale. En 2016, ce sont les Etats-Unis qui étaient en exergue et parmi les textes choisis, celui de Naomi Wallace, Et moi et le silence, mis en lecture grâce à la brillante traduction de Dominique Hollier. Six ans se sont écoulés, durant lesquels le metteur en scène René Loyon et sa compagnie ont gardé en tête l’idée d’en faire un jour un spectacle. Les aléas dus au Covid ont repoussé la date initiale de création mais c’est désormais chose faite, la pièce a enfin pu être créée en ce début de mois au Théâtre de l’Épée de Bois.

Naomi Wallace compte parmi les autrices américaines les plus talentueuses de l’histoire littéraire contemporaine de son pays. D’une part, grâce à son écriture foncièrement poétique qui frise avec l’onirisme et d’autre part par les sujets brûlants qu’elle met en scène en traitant de l’injustice sociale, des violences faites aux minorités et aux femmes dans l’Amérique contemporaine. C’est en 2011 que cette militante des droits de l’homme écrit Et moi et le silence dont elle situe l’action dans les années 50, celles où la ségrégation, entre autres, bat son plein…

Et moi et le silence, c’est l’histoire de deux jeunes femmes, Jamie et Dee qui se rencontrent en prison et font naitre une amitié forte, peut-être même plus. Elles apprennent à s’apprivoiser et développent une complicité qui semble inébranlable au fil des jours qui passent. Jamie c’est « l’afro-américaine », Dee c’est « la blanche » et toutes deux rêvent de pouvoir travailler un jour, tout simplement, lorsqu’elles sortiront de prison et qu’elles habiteront ensemble. Elles rêvent de devenir de bonnes domestiques et s’amusent à les jouer pour tuer le temps; l’une entraînant l’autre. Mais presque 10 ans après leur emprisonnement, une fois installées dans leur appartement miteux, le rêve se heurte à une dure réalité, tout semble leur échapper. Et l’enfer de cette réalité semble encore plus terrible que celui de la prison.

C’est à une histoire qui prend aux tripes que s’attaque la compagnie RL en confiant les rôles de Jamie et de Dee non pas à deux actrices comme on pourrait le supposer mais à quatre actrices ! Deux couples dont chacun symbolise une période : celle de la prison et celle de l’appartement. Comme dans l’œuvre originale, on passe, durant toute la pièce, d’une période à l’autre, d’une situation à une autre. Le défi est vertigineux car il faut rendre la chose scéniquement plausible et surtout… éminemment crédible.

Autant le dévoiler d’emblée, la réussite est totale. Ce que nous propose la compagnie RL et ces quatre actrices est tout simplement prodigieux, c’est du travail d’orfèvre. On est conquis dés les premiers instants lorsque apparaissent la première Jamie (Juliette Speck ) et la première Dee (Roxane Roux), dans l’appartement. Les deux actrices sont criantes de vérité et nous font parvenir avec une grande sincérité les mots sublimes de Naomi Wallace. Comme par magie ou plutôt par la magie de leur jeu subtil, le texte résonne étonnement dans son écrin des années 50 et cette écriture moderne devient intemporelle dans la bouche des actrices. L’arrivée du second couple, celui de la prison, ne fait que confirmer le ressenti général; on ne se pose absolument plus la question du dédoublement des rôles ; on y croit immédiatement. La Jamie (Sarah Labrin) et la Dee (Morgane Real), prisonnières, sont tout autant vibrantes que leurs doubles. Grâce à une direction d’actrices tout en finesse qui fait s’épouser parfaitement le langage des mots et celui des corps, les quatre actrices constamment vivantes sur scène, réussissent à nous émouvoir dans leurs états successifs de joie ou de désarroi… Elles sont formidablement justes et ne tombent jamais dans le pathos ou dans la facilité d’un jeu trop grave.

Il faut dire aussi que la brillante et vive mise en scène de René Loyon les y aide. Les tableaux sont composés avec intelligence et glissent soigneusement les uns vers les autres ; un couple chassant l’autre comme dans un ballet imaginaire. René Loyon leur fait occuper l’espace de manière charnelle, presque animale et par un travail ciselé sur le texte, il fait resurgir la poésie des mots et le sens profond de l’écriture de Wallace. Grâce aussi à l’excellente traduction française de Dominique Hollier, on entend admirablement les phrases puissantes qui comme des coups de poings ou des coups de couteaux viennent nous toucher en plein coeur.

Ajoutez à cela un très beau décor presque abstrait, une lumière magnifique qui joue avec les ombres ; des ombres qui grandissent pour devenir géantes parfois voire écrasantes comme le sont les dominations sociales pointées du doigt par Naomi Wallace. Car c’est bien de cela dont il s’agit et que fait si justement éclater la compagnie RL dans cette mise en scène virtuose : l’impossibilité d’un rêve ; le rêve de l’ascenseur social qui ne serait plus en panne, le rêve de ne plus être sous l’emprise des dictats, sous la domination masculine, sexuelle ou celle d’une race supposée supérieure. C’est ce cri des minorités bafouées, ce cri des couleurs, ce cri féministe que Naomi Wallace tente de nous faire entendre. Par ce bijou théâtral, la Compagnie RL et ces quatre jeunes fabuleuses actrices prennent ces sujets sociaux à bras le corps, dans toutes leurs violences. Et à défaut de changer le destin de ces héroïnes déchues à la poursuite de leur dignité, elles nous font prendre conscience de ce désespoir universel sans âge, nous incitent à nous indigner pour garder l’ombre d’un espoir et ne jamais laisser l’insoutenable sous silence…  À voir urgemment. 

ET MOI ET LE SILENCE
de Naomi Wallace
Traduction : Dominique Hollier
Mise en scène : René Loyon
Avec : Sarah Labrin, Morgane Real, Roxanne Roux, Juliette Speck
Dramaturgie : Laurence Campet / Scénographie : Nicolas Sire / Conception lumières : Laurent Castaingt / Création costumes : Nathalie Martella / Musique : Pablo Rapaport / régie générale : François Sinapi / Régie du spectacle : Manon Geffroy
www.compagnierl.com

Co-production Compagnie RL / Les Célestins – Théâtre de Lyon / Les Tréteaux de France – Centre dramatique national
Avec l’aide de la DRAC Île-de-France, de la Région Île-de-France, du Jeune théâtre national et de l’ENSAD Montpellier
La pièce AND I AND SILENCE a été créée au Finborough Theatre à Londres le 12 mai 2011 et  Naomi Wallace est représentée en Europe francophone par Marie-Cécile Renauld, MCR Agence Littéraire en accord avec Knight Hall Agency Ltd

Du 03 au 20 mars 2022
Du jeudi au samedi à 21h / samedi et dimanche à 16h30

THÉÂTRE DE L’ÉPÉE DE BOIS
Cartoucherie de Vincennes 
Route du Champ de Manœuvre Paris 12ème
Métro : Château de Vincennes (ligne 1) puis bus 112
Réservations  : www.epeedebois.com ou billeterie@epeedebois.com
Renseignements : 01 48 08 39 74

Copyright : Nathalie Hervieux

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